« — Eh bien… et quand comptais-tu tout me raconter à moi ? » Le fils, les yeux remplis de haine, toisait la pauvre Natasha, pétrifiée.
« — Gleb, mon chéri, qu’est‑ce qui t’arrive ? Pourquoi es‑tu si fâché ? » tenta-t-elle, inquiète.
« — Je sais tout… ma‑ma. »
Ce dernier mot, il le cracha presque au visage de sa mère.
« — Bon, raconte-moi alors, je veux savoir moi aussi », plaisanta Natasha en s’approchant pour l’enlacer.
Mais l’enfant se recula comme si elle était contagieuse, ou qu’elle allait lui faire mal.
« Glebouchka, mon trésor, qu’est‑ce qui ne va pas ? »
« — Pars ! Je ne veux plus te voir. »
Il se déshabilla en vitesse et alla se réfugier dans sa chambre. Natasha frappa contre la porte, suppliant presque, mais rien n’y fit : il n’ouvrait pas, et elle crut entendre son fils sangloter.
« Mon Dieu, explique-toi ! En quoi m’accuses‑tu, au juste ? Gleb ! Quel est ce comportement de petite délicate ? Je pensais que mon fils était un homme honnête et mature… »
La porte s’ouvrit brusquement : Gleb se tenait là, le visage rougi et les cheveux ébouriffés.
« — Ah oui ? » lança‑t‑il. « Moi aussi je croyais que… que ma mère était honnête et… m’aimait. Mais toi !… »
Natasha eut un pincement au cœur : en quatorze ans, jamais son fils ne l’avait appelée « mère ». Et là, ce mot la transperçait de douleur. Elle se ressaisit : après tout, sur les deux, c’était elle l’adulte.
« — Et pourtant… essaie de m’expliquer. »
« — Je sais tout ! C’est… c’est papa qui m’a tout raconté. »
« — Ah, voilà d’où vient le vent. Et qu’est‑ce qu’il t’a dit, ton père ? »
« — Tout : comment tu m’as envoyé à l’orphelinat… »
« — Je vois… »
« — Et alors ? »
Le garçon la regardait, décontenancé.
« — Tu ne vas pas te défendre ? »
Natasha inspira profondément.
« — Défendre ? Non. Je n’ai rien à me reprocher. Tu sais, peut-être as‑tu raison : je suis une mère nulle… Tu serais peut‑être mieux avec ton père. Écoute, je vais te dire deux ou trois choses… Et je t’aiderai à faire tes valises pour rejoindre ce si gentil, si bon, si aimé papa. Quant à moi, je vivrai ma petite vie de mauvaise mère. »
Gleb se tut, la regardant en silence…
Depuis que son père était réapparu, Natasha avait l’impression de marcher sur un champ de mines. Lui, son ex-mari, avait soudain renoué le contact et on ne reconnaissait plus Gleb.
« — Par où commencer… Assieds‑toi, mon fils ; un mot en deux n’y suffira pas. »
« — Je n’ai rien à écouter : tu es… ignoble. »
« — Non, tu m’écouteras. Assieds‑toi, je te l’ordonne. Tu n’es pas assez grand pour me lancer des reproches sans me laisser parler. »
Gleb s’assit, comme un soldat obéissant.
« — Écoute d’abord la version de ton père ; je ne sais pas ce qu’il a pu te raconter. Maintenant, écoute la mienne. »
Elle prit une profonde inspiration :
« — Je suis née dans ce qui semblait être une famille aimante, et tout s’est effondré quand mes parents ont divorcé. Mon père a trouvé une nouvelle compagne, et je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles. Quant à ma mère… elle a commencé à prouver à tout le monde qu’elle était encore « quelqu’un », une vraie reine. Puis j’ai vu défiler plusieurs pères de substitution ; j’ai appris, trop tôt, des choses qu’aucun enfant ne devrait connaître. Finalement, je me suis retrouvée à l’orphelinat.
J’avais des grands‑parents, des oncles et des tantes, pourtant j’ai atterri dans une institution. Ma mère m’avait promis d’arrêter de boire, de redevenir responsable, et elle m’a bien retirée de là. Mais j’y suis retournée de mon plein gré. Préfères-tu que je passe sur les détails ?
Je ne m’en suis pas plainte, j’ai fait ma vie. À treize ans, j’ai redemandé à y retourner : on m’a acceptée, grâce à madame Katya — tu sais, cette femme qui n’est pas ta grand‑mère de sang, mais qui a pris ce rôle. Elle a insisté pour m’aider.
Avec son soutien, j’ai brillamment fini l’école, intégré l’université, et j’ai travaillé comme serveuse pour payer mes études. Je vivais en foyer universitaire, car personne n’avait les moyens de m’entretenir. Ta grand‑mère paternelle m’a traité de vagabonde quand j’ai avoué mes années à l’orphelinat.
Puis je t’ai eu. Quand tu avais six mois, ton père a décidé qu’il en avait assez d’être marié : il a annoncé qu’il partait pour quelqu’un d’autre. Où ? Peu importait ; il voulait seulement que je m’en aille. Sa mère, ta grand‑mère, a daigné me laisser la maison pendant deux semaines, pendant que son « fils chéri » partait en vacances avec sa nouvelle compagne.
Je me suis retrouvée à errer dans la ville, bébé en main, cherchant un emploi. Qui embauche une débutante sans expérience, avec un nourrisson ? J’ai repris mon poste de serveuse, mais mon patron m’a interdit de venir avec toi. J’ai supplié ta grand‑mère de te garder quand je travaillais, mais elle m’a chassée.
Ton père t’a peut‑être déjà présenté à sa chère maman ? Elle a sans doute versé des tonnes de larmes en te voyant, alors qu’elle avait menacé de te jeter dans la cour si je n’étais pas partie avant le retour de son fils…
Je suis tombée si bas que j’ai pensé ne plus pouvoir faire face. Un soir, je t’ai emporté sur un pont, prête à tout abandonner. Mais un sans‑abri m’a saisie par le bras : « Ne fais pas ça, ma fille : il y a toujours un autre chemin… » Je me suis retrouvée dans un parc, assise sur un banc, avec toi contre mon cœur. J’ai réalisé que j’étais égoïste : je me plaignais alors que mon fils était ma vraie raison de vivre.
J’ai fait un plan immédiat : je suis retournée voir tante Katya, lui ai confié la situation, et elle a accepté de nous aider à te placer à nouveau à l’orphelinat, le temps qu’on se reprenne.
Ensuite, j’ai travaillé d’arrache‑pied ; on est parties, toi et moi, récolter des baies à l’étranger. Trois ans d’efforts acharnés : j’étais ton esclave, mais on a réussi à acheter notre appartement. Tu m’accompagnais partout, et le patron m’a même autorisée à t’emmener.
Nous sommes revenue, tante Katya nous a accueillies comme des reines. En deux semaines, on a trouvé un logement. Puis je t’ai inscrit à la maternelle : tu parlais anglais comme un petit génie — tu pensais que c’était de la génétique ? Non, je ne voulais pas te surcharger d’explications à l’époque, tu étais trop jeune, alors j’ai trouvé ça plus simple.
J’ai finalement décroché un travail dans ma branche, et nous avons vécu plutôt confortablement, non ? Moi, je n’ai pas refait ma vie pour que quiconque blesse mon fils. Je pourrais avoir d’autres enfants, mais j’ai juré de ne pas devenir comme ma mère…
Elle-même est encore en vie et m’assomme de ses « bonnes » intentions, mais pour moi, elle n’est rien. Comme ton père et sa mère. Qu’est‑ce qu’ils espèrent ? Qu’un petit moment de complaisance efface huit ans d’implications financières ?
Je t’ai tout dit, mon fils. Je n’ai rien fait de mal, malgré ce que peuvent dire ta grand‑mère ou ton père. Ils m’appellent distraite, misérable, mauvaise mère… Ils ont réussi à t’influencer.
Mais tu es assez grand pour m’appeler « mère » et m’accuser avec mépris, non ? Voilà ma vérité.
Je vais rester en bas dans la cuisine pendant que tu fais tes valises, d’accord ? Je vais appeler ton père pour lui annoncer la grande nouvelle : son fils vient vivre avec lui. Lui, au moins, n’a jamais envisagé de confier son fils à un orphelinat. Mais dis‑moi… où était‑il pendant toutes ces années ? Ah oui… je m’en fiche.
»
Sur ces mots, un vide et une douleur indescriptibles envahirent Natasha.
Le soir même, elle surprit Gleb au téléphone.
« — Non, excuse-moi, on avait prévu d’aller à ce concert avec maman… Non, je crois qu’elle ne voudra pas qu’on l’appelle. Écoute, tu es arrivé si soudainement dans ma vie, je suis content, mais… papa… on fait une pause, ok ? Promis, c’est moi qui rappellerai. »
Natasha entra dans la pièce :
« — Mon cœur, peut-être n’est‑ce pas si brutal… Après tout, c’est ton père… »
« — Maman, je déciderai moi‑même, d’accord ? » répondit-il d’une voix grave, puis, comme quand il était petit, il battit des mains et lui fit les yeux de son fameux « chaton ».
« — De quoi on lit, ce soir ? » sourit Natasha.
« — Pas une histoire : j’ai de la physique difficile à comprendre, et tu expliques si bien… »
Elle s’agenouilla auprès de lui, posa son doigt sur le chapitre, tandis que l’enfant, tantôt si petit, tantôt si grand, l’écoutait attentivement.