Denis a remarqué le garçon pour la première fois dans le rayon du pain. Celui-ci se tenait près de la vitrine et ne regardait pas les baguettes, mais quelque part au fond des étagères, comme s’il attendait que quelqu’un en sorte — quelqu’un de familier, important, nécessaire.

Denis remarqua pour la première fois le garçon dans le rayon du pain. Il se tenait près de la vitrine, mais ne regardait pas les baguettes ; son regard se perdait au fond des étagères, comme s’il attendait que quelqu’un en sorte — quelqu’un de familier, important, nécessaire. Peut-être quelqu’un qui n’était plus là depuis longtemps. Lui-même — maigre, vêtu d’une vieille veste avec une manche déchirée, des chaussures à moitié défaites, couvertes plus de poussière de la rue que de chaleur. Son bonnet était de travers, ses joues rouges à cause du froid, et ses mains portaient des gants usés et trop grands.

Advertisment

Son visage avait l’expression de ces enfants qui ont compris trop tôt que les adultes n’ont pas de temps pour eux. Son regard n’était ni perdu ni suppliant, mais semblable à une leçon apprise : droit, patient, un peu ancien.

Denis prit sa baguette, passa à côté, puis se retourna. Le garçon était resté immobile. Et son regard n’avait pas changé. Il semblait collé au sol, comme s’il espérait que, s’il ne bougeait pas, quelque chose changerait. Ce regard, lourd et en même temps calme, ne venait pas d’un magasin — il semblait traverser la vie elle-même. Ou au-delà.

Il lui rappelait quelqu’un. Denis ne comprit pas tout de suite qui. Puis il se souvint : sur une vieille photo de l’orphelinat où il avait fait du bénévolat, un garçon regardait exactement comme ça — silencieux, avec toute son âme.

Dix minutes passèrent, et ils se retrouvèrent près de la caisse. Le garçon faisait la queue sans chariot ni panier, tenant dans sa main deux bonbons. La caissière lui dit quelque chose — sûrement à propos d’un manque d’argent. Le garçon ne protesta pas. Il posa un bonbon, puis paya pour l’autre. Ses gestes étaient calmes, presque professionnels. Comme s’il avait depuis longtemps appris l’arithmétique du manque — soustraire, laisser, oublier.

Alors Denis s’approcha.

— Écoute, laisse-moi t’acheter autre chose. Du pain, un yaourt. Peut-être du lait. N’aie pas peur, je ne suis pas un type bizarre…

Le garçon le regarda droit dans les yeux, sans peur, avec une sorte de maturité méfiante, inhabituelle pour quelqu’un qui n’avait pas encore dix ans.

— Pourquoi ?

La question était sincère. Pas effrayée, ni insolente — juste nue, comme un mur dans une entrée d’immeuble. Sans émotion, sans espoir, juste un test : est-ce que ça vaut la peine ?

Denis fut déconcerté. Pas parce qu’il ne connaissait pas la réponse, mais parce qu’il en savait trop.

— Eh bien… juste. Parce que je peux.

— Ça n’arrive pas comme ça, — répondit le garçon. — Les gens ne font pas ça sans raison. Vous êtes le père de quelqu’un ?

— Je l’étais. D’une fille. On ne vit plus ensemble. Elle est avec sa mère. Dans une autre ville. J’écris parfois. J’envoie des cadeaux. Mais ce n’est pas pareil.

Le garçon hocha la tête, comme si ça expliquait beaucoup. Ou comme s’il avait déjà entendu quelque chose de semblable.

— Alors d’accord. Vous achèterez des pommes de terre ? Bouillies. Et encore — si possible — une saucisse. Une seule. Pas de moutarde. C’est trop adulte comme goût.

Après la caisse, ils sortirent dehors. Denis lui tendit le sac, essayant de ne pas donner trop d’importance au geste.

— Tu habites où ?

— Juste à côté. Mais je ne veux pas encore rentrer chez moi. Maman dort. Elle est fatiguée. Parfois, elle dort deux jours d’affilée. Mieux vaut rester sur un banc. Là, il n’y a pas de vent. Et on voit moins de choses.

Ils s’assirent sur un banc froid près de l’arrêt de bus. Les bus passaient, les moteurs ronronnaient. Le garçon mangeait lentement. Ses gestes étaient soignés, adultes, retenus. Comme s’il savait que la hâte trahit la faiblesse. Il tenait la saucisse des deux mains, mordant lentement, mâchant soigneusement, comme si ce n’était pas un repas mais un examen de patience.

— Je m’appelle Timur. Et vous ?

— Denis.

— Et vous… pourriez être mon père pendant une heure ? Juste comme ça. Sans obligations, sans promesses. Comme si vous étiez là — et que ça rendait tout normal.

Denis ne trouva pas de réponse tout de suite. Puis il sourit. Vraiment. Sans faire semblant.

— Je peux.

— Alors posez-moi une question, comme à l’école. Et grondez-moi parce que je n’ai pas de bonnet. Maman grondait toujours quand elle ne dormait pas.

— Allez, Timur, où est ton bonnet ? Tu vas attraper une engelure. Et ne me dis pas que ta veste est ouverte. Qu’est-ce qu’il y a à l’école ?

— En maths, j’ai eu un trois. Mais pour le comportement, un cinq. J’ai aidé ma grand-mère à traverser la rue. Bon, j’ai laissé tomber un sac. Mais après je l’ai ramassé. Elle a dit que c’était l’essentiel — pas parfait, mais avec du cœur.

— Bravo. Mais mets ton bonnet. Tu es unique, tu dois prendre soin de toi.

Timur sourit du coin des lèvres. Puis finit sa saucisse, essuya ses mains avec une serviette — comme le font les adultes après un déjeuner.

— Merci d’être resté. Vous n’êtes pas comme les autres. D’habitude, ils viennent avec des conseils ou de la pitié. Mais vous — juste comme ça.

— Et si je suis là demain — tu viendras ?

— Je ne sais pas. Peut-être que maman ne dormira pas. Ou que je n’aurai pas envie. Ou peut-être que je viendrai. Je crois que je vous ai retenu. Vous êtes facile à retenir — vous ne mentez pas avec les yeux.

Il se leva, dit « au revoir » et partit. Sans se retourner. Ceux qui sont habitués à ne pas être suivis partent comme ça. Ses pas étaient légers, mais retenus — comme s’il portait des mots qu’il n’osait pas dire. Pas parce qu’il ne savait pas comment — mais parce qu’il ne croyait pas qu’on l’entendrait.

Denis resta là. Puis se leva lentement, jeta un gobelet vide de café et regarda longtemps dans la direction où la silhouette du garçon avait disparu. Dans ses mouvements, lui aussi semblait incertain — comme s’il voulait appeler, arrêter, mais comprenait : il ne fallait pas franchir la frontière que Timur gardait soigneusement comme un bouclier.

Puis Denis revint le lendemain. Et le surlendemain. Et encore. Il venait même quand la neige tombait, quand son cœur doutait que quelqu’un viendrait. Juste parce qu’il avait promis une fois. Même en silence.

Timur ne venait pas toujours. Parfois oui, parfois non. Parfois Denis restait assis, attendant — avec un livre, un téléphone, une boisson chaude, faisant semblant d’être un passant ordinaire. Mais à l’intérieur, tout se serrait de l’attente. Il se persuadait de ne pas être blessé, de ne pas attendre. Mais chaque fois qu’une silhouette familière apparaissait — mince, au pas familier — quelque chose en lui se réchauffait, quelque chose qui avait longtemps été oublié et froid.

Un jour, Timur apparut avec deux gobelets de thé. Dans des tasses en plastique, enveloppées dans des serviettes pour ne pas se brûler. Il en tenait un avec précaution, tendait l’autre.

— Aujourd’hui, vous étiez le père. Maintenant, laissez-moi être le fils. Vous êtes d’accord ? — dit-il sérieusement, comme le disent les adultes.

Denis hocha la tête. Et ne put répondre. Il se contenta de sourire. Et dans ce sourire, il y avait quelque chose de nouveau — un accord calme, une profonde gratitude, et peut-être, de l’espoir.

Parce que parfois — c’est tout ce qu’il faut.

Advertisment

Leave a Comment