Fiodor Petrovitch rêvait depuis longtemps d’aller au cimetière pour voir son fils. Sa santé l’en empêchait, mais ce matin‑là, il s’était réveillé en sentant une légère amélioration. La peinture pour la clôture était déjà achetée, tous les outils prêts. Après le petit‑déjeuner, il se mit en route.
Il y a deux mois, il avait remarqué que la grille de la tombe de Sacha penchait, et que le portail ne tenait plus que par une gondole. C’était compréhensible : presque dix ans s’étaient écoulés depuis qu’il avait enterré son fils…
En réalité, Sacha n’était pas leur enfant biologique. Fiodor Petrovitch et son épouse, qui n’avaient pas eu d’enfants pendant vingt ans de mariage, avaient fini par adopter un petit garçon. À l’orphelinat, ils avaient été attirés par un garçon maigre d’environ cinq ans, assis dans un coin, le regard triste. Le cœur de Fiodor Petrovitch s’était serré.
— Pourquoi cet enfant est‑il seul ? demanda-t‑il.
— Ah, notre Sacha est « différent », expliqua l’éducatrice. On l’a amené ici il y a six mois. Sa mère ne voulait pas le laisser partir ; il hurlait, s’accrochait à elle… C’était déchirant. Depuis, il vit à l’écart, incapable de lui pardonner sa trahison. On a tout essayé, sans résultat.
Le couple décida de lui ouvrir les yeux sur la vie. Pendant les démarches administratives, ils l’emmenèrent en promenade : il goûta des glaces, monta sur des manèges, mais son regard demeurait vide. Il fallut une année pour qu’il apprenne à leur faire confiance. Puis, un soir, il s’approcha de Fiodor Petrovitch et demanda :
— Vous m’abandonnerez vraiment jamais ?
— Jamais, lui répondit-il. Je te le promets.
Le petit Sacha se blottit contre lui et éclata en sanglots. Dès ce jour, ils oublièrent qu’il n’était pas de leur sang. L’enfant les combla de fierté : brillant à l’école, il entra dans une école militaire. Dans leur petite bourgade, un tel parcours suscitait l’admiration. Aux vacances, il ne venait pas se reposer, mais aider. Les voisins enviaient l’amour qui liait ce fils à ses parents.
Sacha resta dans l’armée. Ses parents s’inquiétaient, surtout quand ils perdaient sa trace : ils savaient qu’il se trouvait dans des zones dangereuses. Sanctionné pour raison de santé, il rentra à la maison, puis tomba malade : les médecins ne purent rien faire ; la maladie avait été trop longtemps négligée.
Peu après la mort de leur fils, la femme de Fiodor Petrovitch s’éteignit à son tour. Lui continua de vivre, mais dans une profonde solitude…
Ce matin‑là, il sortit dans la cour, où son vieux chien Bouïan l’accueillit en bondissant. L’animal, tout blanc de poils, avait à peu près son âge en années humaines.
— Alors, Bouïanouchka, tu viens voir Sacha ? dit-il en caressant l’animal.
Le vieil homme et son chien semblaient se comprendre. Bouïan remua la queue avec joie.
Ils refermèrent le portail et empruntèrent le chemin de terre qui traversait tout le village pour rejoindre le cimetière à l’autre bout, puis une dernière portion d’un kilomètre. Sur le trajet, ils croisèrent Maria Stepanevna.
— Bonjour, Fiodor Petrovitch ! Où allez‑vous avec Bouïan ?
— Bonjour, Maria Stepanevna. Je vais voir mon fils et ma femme : la grille doit être réparée et repeinte.
— Mais vous êtes malade ! Peut‑être devriez‑vous demander de l’aide ?
— Dieu ne nous a pas donné de petits‑enfants, et je ne veux faire confiance à personne d’autre. Tu sais comment c’est : on paie, et après, tout est à refaire.
Poursuivant leur route, ils arrivèrent au cimetière, où un inconnu, manifestement étranger au village, se tenait là sans dire un mot. Dans leur coin, on saluait tout le monde, même un parfait inconnu. Fiodor Petrovitch trouva cela étrange.
Le cimetière était en désordre : la tempête avait cassé des branches. L’homme poussa un soupir :
— Ah, Bouïan, quelle besogne nous attend…
Tout à coup, le chien se mit à grogner et à creuser la terre près de la grille. Il aboyait, piaffait, jusqu’à ce que l’on aperçoive un coin de carton : une boîte venait d’être enterrée. Soupçonnant l’inconnu, Fiodor Petrovitch creusa et en déterra une grande boîte.
Puis quelque chose remua à l’intérieur. Fiodor Petrovitch commença à déchirer le carton, tandis que Bouïan tournait autour, aboyant comme jamais. Sous des chiffons gisait un nouveau‑né : une fillette à peine vivante, cherchant de l’air. Elle ne pouvait pas crier ; elle avait dû passer moins d’une demi‑heure sous terre, l’air dans la boîte l’ayant maintenue en vie.
— Mon Dieu… murmura l’homme, la saisit et courut vers la sortie. Bouïan le suivait, aboyant de toute sa force. Le cœur battant, il fonça vers la maison d’Olga Sergueïevna, l’ex‑infirmière du village. Le dispensaire avait fermé, mais on venait toujours la voir en cas d’urgence.
Olga Sergueïevna, occupée à désherber son potager, vit Fiodor Petrovitch arriver en toute hâte, la fillette dans les bras. Sans perdre un instant, elle se lava les mains, le rejoignit et prit l’enfant, qu’elle emporta chez elle. Là, elle l’enveloppa dans une serviette douce pendant que son mari appelait les secours et questionnait Fiodor Petrovitch sur ce qui venait de se passer.
Trente minutes plus tard, médecins et policiers se rassemblèrent devant la maison. Les voisins, curieux, offraient à l’homme des médicaments pour le cœur.
Le lendemain, une voiture luxueuse, inconnue dans le village, s’arrêta devant la porte. Affaibli par l’émotion, le vieil homme ne put se lever. Le fils d’Olga Sergueïevna parut à la porte :
— Qui êtes‑vous ?
— Bonjour, êtes‑vous Fiodor Petrovitch ? demanda un jeune homme en descendant de la voiture.
— Oui, répondit l’homme en s’appuyant pour se tenir droit.
— Je m’appelle Hermann, je suis le grand‑père de la fillette que vous avez sauvée.
Il déposa une grande boîte sur la table, puis un épais pli contenant de l’argent.
— Voici de quoi nourrir la demoiselle, et ceci est ma gratitude. L’argent n’est pas la meilleure manière de dire « merci », mais je ne sais comment exprimer autrement ma reconnaissance. Recevez-le, je vous en prie.
Fiodor Petrovitch s’assit, épuisé. Hermann poursuivit :
— Ma fille s’était mariée contre ma volonté. Je sentais que son mari ne s’intéressait qu’à son héritage, mais elle ne m’écoutait pas. Quand elle est morte en couches, je ne l’ai pas su : la fillette a survécu, et son beau‑père a voulu se débarrasser d’elle. J’aurais dû intervenir plus tôt, mais je ne voulais pas m’immiscer. Le coupable a déjà été arrêté. Cette petite est mon unique lien avec ma fille.
Fiodor Petrovitch comprit sa douleur.
— Comment va‑t‑elle ? demanda‑t‑il.
— Elle va bien, vous êtes arrivé à temps. Merci infiniment.
Le vieil homme raconta encore et encore comment, ce jour‑là, il était allé réparer la tombe de son fils.
Il fallut deux semaines avant qu’il puisse de nouveau marcher correctement. Les dons de Hermann suffirent non seulement à refaire la grille, mais aussi à ériger un monument magnifique. Un jour de beau temps, Fiodor Petrovitch prit son mètre‑ruban et sortit, Bouïan gambadant joyeusement à ses côtés.
— Tu viens mesurer, mon ami ? demanda‑t‑il.
Le chien remua la queue avec impatience. Ils passèrent le portail et retrouvèrent Maria Stepanevna.
— Où allez‑vous, Fiodor Petrovitch ?
— Au cimetière. Le grand‑père de la fillette a aidé financièrement. Je veux prendre les mesures pour commander la nouvelle clôture : l’ancienne est trop délabrée.
— Allez-y, bien sûr.
Elle le regarda s’éloigner et fit le signe de la croix : elle savait plus qu’il ne croyait, car elle-même était allée au cimetière la veille.
Fiodor Petrovitch marchait en parlant à son chien :
— Aujourd’hui, rien ne doit arriver. Pas d’incidents, n’est‑ce pas, Bouïan ?
Il s’arrêta un instant, scrutant les lieux. Devant lui se dressait un complexe mémorial majestueux : chaînes noires, gravier blanc, dalles soignées, stèles noires ornées de portraits comme vivants. Sur l’une figurait le nom de son fils, sur l’autre celui de son épouse.
— Sacha ? murmura-t‑il.
Il sut alors qui avait fait cela. S’inclinant, il remercia :
— Merci à vous, bon cœur. Vous avez tout fait comme il fallait.
Le soir même, Maria Stepanevna vit Bouïan revenir seul, gémissant. Inquiète, elle réunit les voisins et se rendit au cimetière, où ils découvrirent Fiodor Petrovitch assis paisiblement sur le banc, un sourire serein aux lèvres : il était parti en paix.
Les funérailles furent organisées par Hermann. Quant à Bouïan, il refusa de quitter Maria Stepanevna malgré l’invitation de devenir son compagnon en pleine campagne. Fidèle jusqu’au bout, le chien retourna souvent au cimetière se tenir près des tombes, puis s’éteignit deux ans plus tard, aux côtés de son maître, et fut enterré près de la belle clôture qu’il avait aidé à réparer, auprès de la famille qu’il aimait.